CHAPITRE II
Pendant deux jours, ils s’enfoncèrent dans les montagnes aux flancs pelés, semés de pierres et d’arbustes étiques. Les sommets coiffés de neige étincelaient sous le soleil, de plus en plus ardent dans le ciel d’un bleu intense. L’air était vif, épicé par l’odeur des arbres résineux. Peut-être tracées par les cerfs qui paissaient çà et là, dans les hauteurs, des sortes de pistes partaient dans tous les sens et serpentaient dans les prairies vert pâle, jonchées de fleurs sauvages agitées par la brise.
Belgarath les menait vers l’est avec assurance. Ce n’était plus le vieillard somnolent qui chevauchait à leurs côtés sur les grands chemins. On aurait dit qu’il avait retrouvé toute sa jeunesse en pénétrant dans ces montagnes.
Ils rencontrèrent d’autres voyageurs, surtout des Nadraks vêtus de cuir, un groupe de Drasniens qui gravissait lentement une pente raide et, une fois dans le lointain, ils crurent reconnaître un Tolnedrain. Les échanges avec ces étrangers étaient brefs et empreints de méfiance. Les montagnes du Gar og Nadrak n’étaient pas sûres ; la prudence était de mise.
Il y eut tout de même une exception. Un vieux chercheur d’or volubile sortit un beau matin de l’ombre bleutée des arbres. Il s’approcha d’eux sans un bonjour, apparemment sans se demander quel accueil on allait lui réserver, et se mit aussitôt à parler comme s’il reprenait une conversation interrompue un instant plus tôt.
Ses yeux bleus étincelaient de joie de vivre dans son visage tanné comme une vieille peau sous sa tignasse blanche, hirsute, et sa voix, sa dégaine – il avait dû trouver ses vêtements sur le bord des pistes – avaient quelque chose de comique que Garion trouva tout de suite sympathique.
— Il y a bien dix ans que je n’étais pas venu dans le coin, commença-t-il en rebondissant sur son âne à côté de Garion. Je ne viens plus guère par ici. Toutes les rivières ont été explorées plus de cent fois, dans cette région. Où allez-vous ?
— Je ne sais pas très bien, répondit Garion sans se mouiller. C’est la première fois que je viens par ici. Il faudrait demander aux autres.
— Le sable est bien meilleur au nord, en remontant vers les territoires des Morindiens. Evidemment, vous avez intérêt à faire attention là-haut, mais, comme on dit, qui ne risque rien n’a rien, n’est-ce pas ? Tu n’es pas nadrak, hein ? reprit le bonhomme en lorgnant Garion avec curiosité.
— Je suis sendarien, répondit laconiquement Garion.
— Je ne suis jamais allé en Sendarie. En fait, je ne suis jamais sorti d’ici, ajouta rêveusement le vieux chercheur d’or en promenant un regard débordant d’amour sur les pics couronnés de neige et les épineux vert foncé. Il faut dire que je n’ai jamais eu envie d’aller ailleurs. Il y a maintenant plus de soixante-dix ans que j’explore ces montagnes dans tous les sens et je n’en ai jamais tiré grand chose, en dehors du plaisir d’y être. Une fois, j’ai trouvé une rivière si pleine d’or rouge qu’on aurait dit du sang. L’hiver m’a pris là-bas et j’ai failli mourir de froid en essayant d’en sortir.
— Vous y êtes retourné au printemps ? questionna impulsivement Garion.
— C’était bien mon intention, mais j’avais pas mal bu cet hiver-là. J’avais trouvé un peu d’or et... Enfin, j’avais comme qui dirait la cervelle ramollie, et quand j’ai repris la piste, aux beaux jours, j’ai emmené quelques barriques pour me tenir compagnie. L’erreur à ne pas commettre. L’altitude décuple l’effet de l’alcool et ça nuit à la concentration. Bref, fit-il en se renversant un peu en arrière et en se grattant l’estomac d’un air absorbé, je me suis engagé dans les hauts plateaux, au nord des montagnes, sur les terres des Morindiens. J’avais sûrement dû me dire que ça serait plus facile en terrain plat. Bon, en deux mots, je suis tombé sur une bande de Morindiens et ils m’ont fait prisonnier. Faut croire que je suis né sous une bonne étoile : quand ils m’ont capturé, j’étais dans la bière jusqu’aux oreilles depuis un jour ou deux, et drôlement remonté avec ça. Superstitieux comme ils sont, ils m’ont cru possédé du démon. C’est ce qui m’a sauvé la vie. Ils m’ont gardé cinq, six ans, à essayer de percer à jour le sens profond de mes divagations. Il faut dire qu’en dessoûlant, je n’ai pas mis longtemps à comprendre et que j’en ai rajouté dans le délire. Ils ont fini par se lasser, par faire moins attention à moi, et je me suis échappé. Mais à ce moment-là, j’avais pour ainsi dire oublié où se trouvait cette rivière. Je la cherche encore de temps à autre quand je passe dans le coin.
Le vieillard en haillons donnait l’impression de parler à tort et à travers, mais rien n’échappait à ses yeux bleus, et la question vint si vite que Garion n’eut même pas le temps de dire « ouf ».
— Tu trimbales une bien grande épée, mon garçon. Qui veux-tu tuer avec ? Elle a quelque chose de bizarre. On dirait qu’elle se donne un mal de chien pour passer inaperçue. Tu n’as vraiment pas changé, ajouta-t-il en se tournant vers Belgarath qui le regardait calmement.
— Et toi, tu parles toujours trop, répondit Belgarath d’un ton égal.
— Ça me prend de temps en temps, admit le vieux chercheur d’or. Quand je n’ai vu personne pendant quelques années. Ta fille va bien ?
Belgarath acquiesça d’un hochement de tête.
— Belle bête, mais quel fichu caractère !
— Ça non plus, ça n’a pas tellement changé.
— Je n’en espérerais pas tant, s’esclaffa le vieux bonhomme. Dis donc, Belgarath, reprit-il après un instant d’hésitation, je ne voudrais pas t’importuner avec mes conseils, mais prenez garde si vous allez dans le bas pays. On dirait que la marmite commence à bouillir. Le coin grouille d’étrangers en tuniques rouges et on voit monter de la fumée de certains autels qui n’avaient pas servi depuis des années. Les Grolims ont remis ça, et leurs couteaux sont plus aiguisés que jamais. Les Nadraks qui viennent par ici passent leur temps à regarder derrière leur dos. Et il y a d’autres signes, ajouta-t-il en regardant Belgarath dans les yeux. Les animaux sont nerveux, comme avant un orage, et quand on tend l’oreille, la nuit, il y a des moments où on entend une sorte de roulement de tonnerre, très loin, peut-être en Mallorée. On dirait que le monde entier marche sur la tête. Mon petit doigt me dit qu’il se prépare quelque chose d’énorme, à quoi tu pourrais bien être mêlé. L’ennui, c’est qu’ils savent que tu es dans les parages. A ta place, je n’espérerais pas trop passer entre les mailles du filet. On finira par te repérer. Je me disais juste que tu aimerais peut-être le savoir, conclut-il avec un haussement d’épaules, comme s’il se désintéressait de toute l’affaire.
— Merci, répondit sobrement Belgarath.
— De rien, fit le vieillard en haussant les épaules à nouveau. Je pense que je vais continuer par là, reprit-il en tendant le doigt vers le nord. Il y a trop d’étrangers dans ces montagnes, depuis quelques mois. Ça commence à devenir intenable. Allons, j’ai bavardé pour dix ans, à présent. Je vais tâcher de trouver un petit coin tranquille, décréta-t-il en faisant tourner son âne. Bonne chance ! lança-t-il par-dessus son épaule, puis il s’éloigna au petit trot et disparut comme il était venu, dans l’ombre bleutée des arbres.
— Je crois comprendre qu’il ne vous est pas complètement inconnu, observa Silk.
Le vieux sorcier opina du bonnet.
— Je l’ai rencontré il y a une trentaine d’années. Polgara était venue au Gar og Nadrak chercher des renseignements. Sa tâche accomplie, elle m’a fait parvenir un message et je suis venu la racheter à son propriétaire. Nous nous apprêtions à rentrer quand une tempête nous a surpris dans les montagnes. Ce vieux bonhomme nous a trouvés pataugeant dans la neige et il nous a emmenés dans les grottes où il se terre quand il fait trop froid. Une grotte assez confortable, d’ailleurs, sauf qu’il tenait absolument à y faire entrer son âne. Pol lui a fait la guerre tout l’hiver à ce sujet-là.
— Comment s’appelle-t-il ? s’enquit Silk avec curiosité.
— Il ne nous l’a jamais dit, répondit Belgarath en haussant les épaules, et il n’aurait pas été poli de le lui demander.
Mais Garion avait tiqué au mot « propriétaire » et une sorte de rage impuissante s’était emparée de lui.
— Quelqu’un avait acheté tante Pol ? demanda-t-il comme s’il n’en croyait pas ses oreilles.
— C’est une coutume locale, expliqua Silk. Pour les Nadraks, les femmes sont des biens comme les autres. Une femme doit appartenir à quelqu’un ; ça ne se fait pas de ne pas avoir de propriétaire.
— Elle était esclave ? reprit Garion en serrant les poings si fort que ses jointures blanchirent.
— Bien sûr que non ! Tu vois, même une seconde, ta tante se soumettre à une coutume de ce genre ?
— Mais tu as dit...
— J’ai dit que je l’avais rachetée à son propriétaire. Leur relation était purement formelle. Elle avait besoin d’un propriétaire pour agir ici, et voilà tout. Quant à l’homme, le fait de posséder une femme aussi remarquable lui a valu un prestige considérable. J’ai dû lui verser une fortune pour la récupérer, reprit Belgarath en faisant la grimace. Je me demande parfois si elle en valait la peine.
— Grand-Père !
— Je suis sûr, mon cher Belgarath, qu’elle serait très intéressée par cette dernière remarque, commenta suavement Silk.
— Je ne suis pas sûr, mon cher Silk, qu’il soit utile de la lui rapporter.
— Mon cher Belgarath, on ne sait jamais, riposta Silk en riant aux éclats. Ça peut toujours être utile.
— Mon cher Silk, vous êtes abject.
— Je sais, convint le petit homme avec un sourire en tranche de courge. Dites-donc, votre ami ne nous est pas tombé dessus par hasard, déclara-t-il en regardant autour de lui. Pourquoi s’est-il donné tant de mal pour vous retrouver ?
— Il voulait me prévenir.
— Que les choses étaient tendues au Gar og Nadrak ? Nous le savions déjà.
— Ce n’était pas une information mais un avertissement.
— Il n’avait pas l’air très véhément.
— C’est parce que vous ne le connaissez pas.
— Dis, Grand-Père, coupa Garion, comment a-t-il fait pour voir mon épée ? Je pensais qu’elle était invisible.
— Il voit tout, Garion. Il pourrait jeter un coup d’œil à un arbre et te dire dix ans plus tard combien de feuilles il y avait dessus.
— Il est sorcier ?
— Pas à ma connaissance. Ce n’est qu’un étrange vieux bonhomme qui aime les montagnes. Il ne sait pas ce qui se prépare parce qu’il ne veut pas le savoir. Autrement, il n’aurait aucun mal à découvrir tout ce qui se passe ici-bas.
— Il se ferait une fortune comme espion, murmura Silk d’un ton rêveur.
— Sauf qu’il n’a manifestement pas envie de faire fortune. Quand il a besoin d’argent, il retourne à la rivière dont il nous a parlé.
— Il a dit qu’il avait oublié où elle était, objecta Garion.
— Il n’a jamais rien oublié de sa vie, fit Belgarath avec un reniflement. Il y a des gens comme ça, qui ne s’intéressent pas à ce qu’il advient du monde, ajouta-t-il, les yeux perdus dans le vague. Ce n’est peut-être pas désagréable. Si tout était à refaire, je vivrais bien comme ça. Allons ! reprit-il en se secouant et en regardant autour de lui, les yeux très acérés tout à coup. Nous allons prendre ce sentier, décréta-t-il en leur indiquant une piste à peine visible qui traversait une prairie jonchée de troncs d’arbre blanchis par les intempéries. S’il a dit vrai, nous avons intérêt à éviter les agglomérations. Par là, nous arriverons au nord, à un endroit où nous ne devrions pas voir grand monde.
Peu à peu, le sol commença à descendre, les pics neigeux laissèrent place à des collines tapissées d’arbres et les trois compagnons sortirent des montagnes. Ils s’arrêtèrent sur une hauteur pour contempler la gigantesque forêt nadrake qui s’étendait à leurs pieds, pareille à un océan vert foncé courant jusqu’à l’horizon sous le ciel incroyablement bleu. Une petite brise soufflait, effleurant les lieues et les lieues d’arbres comme un soupir mélancolique au souvenir d’étés à jamais disparus et de printemps qui ne reviendraient plus.
Un village était juché à mi-pente, un peu au-dessus de la forêt, juste à côté d’un immense puits à ciel ouvert qui faisait comme une vilaine blessure suintante dans le flanc rouge de la colline.
— Une ville minière, commenta Belgarath. Allons un peu voir ce qui s’y passe.
Ils descendirent vers le village sans se départir de leur vigilance. En se rapprochant, Garion lui trouva la même allure de campement provisoire qu’il avait remarquée à Yar Gurak. Les bâtiments étaient construits de la même façon, avec des pierres brutes et des troncs d’arbre même pas équarris, et des cailloux étaient posés sur les bardeaux afin d’empêcher les bourrasques hivernales de les arracher. Les Nadraks semblaient peu soucieux de l’aspect extérieur de leur habitat. Sitôt les murs et les toits achevés, ils devaient se hâter de s’y installer et passaient à autre chose. Ils ne prenaient manifestement pas le temps d’apporter à leur maison les dernières touches qui donnaient aux demeures cet air achevé, définitif, que les Sendariens ou les Tolnedrains trouvaient indispensable. Le village entier semblait refléter une attitude je-m’en-foutiste qui offusquait Garion, il n’aurait su dire pourquoi au juste.
Quelques hommes sortirent dans les rues de terre battue pour regarder les étrangers. Leurs vêtements de cuir noir étaient maculés de rouge par la terre qu’ils remuaient à longueur de journée ; ils avaient un regard dur, suspicieux, presque agressif. La peur planait sur le village.
Des chiens se battaient au milieu de la rue sous le regard indifférent des Nadraks affalés sur des bancs, à l’abri du porche entourant un vaste bâtiment. D’un mouvement de menton, Silk indiqua à Belgarath l’enseigne ornée d’une grappe de raisin qui oscillait au gré du vent sur la façade.
Belgarath acquiesça d’un hochement de tête.
— Passons par la porte de côté, suggéra-t-il. Pour le cas où nous serions obligés de sortir en coup de vent.
Ils mirent pied à terre, attachèrent leurs chevaux à la balustrade du porche et entrèrent dans la taverne.
La salle était complètement enfumée et on n’y voyait goutte. Soit les architectes nadraks étaient fâchés avec les fenêtres, soit c’était considéré comme un luxe, en tout cas les seules sources de lumière étaient les sempiternelles lampes à huile suspendues à des chaînes accrochées aux poutres. Le plancher disparaissait sous la crasse et les déchets. Des chiens rôdaient entre les tables et les bancs grossièrement équarris. Une odeur aigre de bière et de corps jamais lavés planait dans l’air. L’endroit était bondé bien que ce ne fût que le début de l’après-midi, et très bruyant car les Nadraks vautrés sur les tables ou déambulant dans la salle ne savaient manifestement pas s’exprimer sans crier. Il faut dire qu’ils étaient déjà presque tous bien bourrés.
Belgarath se dirigea vers un coin où un homme mal rasé, à la lèvre pendante, aux yeux soulignés de grosses poches, était vautré seul à une table et contemplait sa chope de bière.
— Ça ne vous ennuie pas que nous nous asseyions à votre table, hein ? fit abruptement le vieil homme en s’installant sans attendre la réponse.
— Ça changerait quoi, d’toute manière ? graillonna l’homme en relevant sur lui des yeux larmoyants, injectés de sang.
— Pas grand-chose, répondit Belgarath sans ambages.
— Vous êtes pas du coin, vous, nota le Nadrak en le regardant avec une vague curiosité, les yeux plissés comme s’il tentait d’accommoder sur eux.
— Je ne vois pas en quoi cela vous regarde, rétorqua sèchement Belgarath.
— Vous êtes bien mal embouché pour un homme sur le retour, insinua le Nadrak en faisant craquer ses jointures d’un air significatif.
— Je suis venu pour boire un coup, pas pour me bagarrer, coupa Silk d’une voix âpre. Je changerai peut-être d’avis tout à l’heure, mais d’abord, j’ai soif. De la bière ! ordonna-t-il en arrêtant un serveur qui passait. Et aujourd’hui, pas demain.
— Bas les pattes ! répliqua le serveur. Vous êtes ensemble ? demanda-t-il.
— Nous sommes à la même table, non ?
— Trois chopes ou quatre ?
— Apportez-m’en déjà une, pour commencer, et que les autres prennent ce qu’ils veulent. Je paie la première tournée.
Le serveur poussa un grognement et se fraya un chemin dans la foule en flanquant au passage un coup de pied à un chien.
L’offre de Silk sembla apaiser les humeurs belliqueuses du Nadrak.
— Vous avez choisi votre moment pour descendre en ville, ironisa-t-il. La région grouille de recruteurs malloréens.
— Nous étions dans les montagnes, raconta Belgarath. Nous repartirons d’ici un jour ou deux. Ce qui se passe en bas ne nous intéresse pas beaucoup.
— Vous feriez mieux de vous y intéresser, à moins que vous ayez envie de goûter à la vie militaire.
— Il y a la guerre quelque part ? s’étonna Silk.
— Il paraît. Enfin, c’est ce qu’on dit. Ça se passerait quelque part au Mishrak ac Thull.
— Je n’ai jamais rencontré un Thull qui sache se battre, commenta Silk avec un reniflement méprisant.
— Il ne s’agirait pas des Thulls mais des Aloriens. Ils ont une reine, vous vous rendez compte, et elle s’apprête à envahir le pays des Thulls...
— Une reine ! railla Silk. Ça ne doit pas être une armée bien redoutable, alors. Les Thulls n’ont qu’à se débrouiller tout seuls.
— Allez dire ça aux recruteurs malloréens, répliqua le Nadrak.
— Ma parole, vous l’avez brassée vous-même ! s’exclama Silk en voyant revenir le serveur avec quatre énormes chopes.
— Si ça ne vous plaît pas, l’ami, vous pouvez aller ailleurs, riposta le serveur. Ça fera douze nadrakmes.
— Trois nadrakmes la chope ? hoqueta Silk.
— Qu’est-ce que vous voulez, les temps sont durs.
Silk paya en ronchonnant.
— Merci, fit leur compagnon nadrak en empoignant l’une des chopes.
— Y a pas de quoi, répondit aigrement Silk.
— Que font les Malloréens par ici ? reprit Belgarath.
— Ils enrôlent tous ceux qui sont capables de tenir debout, de voir l’éclair et d’entendre le tonnerre. Il est difficile de résister à leurs arguments. Ils mettent les fers aux pieds de leurs recrues et ils sont accompagnés de Grolims qui brandissent ostensiblement leur couteau de boucher, comme pour faire réfléchir ceux qui auraient des objections à formuler.
— Comme vous disiez, nous avons choisi le bon moment pour descendre des montagnes, railla Silk.
— D’après les Grolims, Torak s’agiterait dans son sommeil, révéla le Nadrak avec un hochement de tête.
— Les nouvelles ne sont pas réjouissantes, se lamenta Silk.
— Je bois à votre sagacité, déclara le Nadrak en levant sa chope. Vous avez trouvé quelque chose qui vaut la peine d’user vos pelles, dans les montagnes ?
— Rien de passionnant, soupira Silk en faisant la moue. Nous cherchons des pépites dans le lit des rivières. Nous ne sommes pas équipés pour forer la roche.
— Ce n’est pas en restant le cul par terre à tamiser le gravier que vous ferez fortune.
— Ne vous en faites pas pour nous, rétorqua Silk avec un haussement d’épaules. Un jour peut-être nous tomberons sur un filon et nous pourrons nous payer du matériel.
— Ben voyons, et peut-être qu’un jour il se mettra à pleuvoir de la bière, aussi.
Silk éclata de rire.
— Vous n’avez jamais pensé à prendre un nouvel associé ?
— Vous êtes déjà venu dans le coin ? éluda Silk en lui jetant un coup d’œil oblique.
— Assez souvent pour savoir que je n’y passerai pas ma vie. Mais je préfère encore ça à un séjour dans l’armée.
— Nous pourrions peut-être parler de ça autour d’une nouvelle tournée ? suggéra Silk.
Garion s’appuya au mur de rondins mal équarris. Les Nadraks n’avaient pas l’air d’être de mauvais diables, une fois qu’on était habitué à leurs manières frustes. C’était un peuple au visage un peu rébarbatif mais qui avait son franc-parler et ne semblait pas nourrir à l’égard des étrangers cette animosité glacée qu’il avait constatée chez les Murgos.
Il repensa distraitement à ce que le Nadrak leur avait raconté au sujet de la reine. Une des reines restées à Riva aurait-elle pu assumer une telle autorité ? Non. Il n’y avait plus que tante Pol. Le Nadrak ne savait pas tout mais, en l’absence de Belgarath, il se pouvait que tante Pol ait pris les choses en main – sauf que ça ne lui ressemblait guère. Ça ne lui ressemblait même pas du tout. Qu’avait-il pu se passer pour qu’elle en arrive là ?
Mais le temps s’écoulait et l’état des clients de la taverne ne s’améliorait pas. Çà et là éclataient des bagarres – ou plutôt des échanges de bourrades, les hommes n’étant plus en état de frapper convenablement. Pour finir, leur compagnon posa sa tête sur ses bras et se mit à ronfler.
— Je pense que nous en avons tiré le maximum, déclara tout bas Belgarath. Ne traînons pas ici. D’après ce que nous a dit notre ami ici présent, il ne serait pas prudent de passer la nuit en ville.
Silk acquiesça d’un signe de tête. Les trois compagnons se levèrent et quittèrent la taverne par la porte de côté.
— Vous n’aviez pas l’intention d’acheter des provisions ? demanda le petit Drasnien.
— J’ai comme l’intuition que nous ferions mieux de prendre la tangente en vitesse, répondit le vieux sorcier.
Silk lui jeta un coup d’œil intrigué, mais les trois hommes détachèrent leurs chevaux, se mirent en selle et prirent la route de terre battue qui descendait vers le bas de la colline. Ils partirent au pas pour ne pas éveiller les soupçons, mais Garion aurait bien chevauché ventre à terre loin de ce village sordide, noyé sous la boue. Une menace invisible planait dans l’air, comme si le soleil doré de cette fin d’après-midi était voilé par un nuage impalpable. Ils passaient devant la dernière masure quand un cri d’alarme s’éleva vers le centre du village. Garion se retourna vivement. Une vingtaine d’hommes en tuniques rouges fonçaient au galop vers la taverne qu’ils venaient de quitter. Ils se laissèrent tomber à bas de leurs montures avec une habileté consommée et encerclèrent aussitôt le bâtiment afin d’empêcher les clients d’en sortir.
— Les Malloréens ! Sous les arbres, vite ! s’écria Belgarath en enfonçant les talons dans les flancs de son cheval.
Ils traversèrent au galop le terrain vague jonché de souches et de mauvaises herbes qui entourait le village, et se réfugièrent à l’orée de la forêt. Aucun cri, aucun bruit ne permettait de supposer qu’on les pourchassait. La taverne contenait apparemment assez de gibier pour les Malloréens. Abrités derrière les branches d’un sapin, Garion, Silk et Belgarath regardèrent les Nadraks sortir de la taverne en rang d’oignon et se mettre au garde-à-vous sous les yeux impitoyables des recruteurs malloréens. Les fers qu’ils avaient aux pieds soulevaient la poussière rouge de la rue.
— On dirait que notre ami a changé d’avis et qu’il a fini par s’engager dans l’armée, observa Silk.
— Eh bien, j’aime autant ça pour lui que pour nous, commenta Belgarath. Nous aurions l’air un peu déplacé au milieu d’une horde d’Angaraks. Ne restons pas ici, ajouta-t-il après un coup d’œil au disque rougeoyant du soleil couchant. Il fera bientôt nuit. On dirait que le service militaire est contagieux, dans la région ; je ne voudrais pas l’attraper.